La musique du tango

 

La musique dubitative et géométrique du tango
(Jorge Luis Borges)

 

Parce qu’on danse sur la musique, et même on danse la musique, comprendre cette dernière est un atout.

Les analyses qui suivent valent, à quelques détails près, pour toutes les musiques du tango, et donc aussi bien la milonga et la vals. Les articles qui traitent de ces deux genres particuliers considèrent uniquement leurs spécificités.

 


StructureRythmeFraseoOrchestrationImprovisation - Reconnaître


 

Structure

 

Comme le jazz, le tango est une musique qui se déroule dans le présent : au contraire d’une chanson ou d’une sonate, un tango ne va pas clairement d’un début à une fin, il n’est pas un trajet. « On a l’impression que ça ne va jamais s’arrêter, et puis d’un coup poum-poum », dit Roseline. Pourtant c’est une musique fortement structurée.

Une phrase musicale est une division de la ligne musicale comparable en quelque sorte à une phrase du langage oral ou écrit. Ou, de manière plus précise, Wikipedia affirme qu’« en musique une phrase est une partie d’une ligne mélodique ou d’une idée musicale naturellement délimitée, significative du point de vue de la déclamation, de l’articulation et de la respiration. » Au moins jusque dans les années 1920 la structure canonique du tango était composée de quatre phrases de quatre mesures chacune, créant ainsi des sections de seize mesures. À partir de la Guardia Nueva cette structure demeura courante mais la composition des tangos devint de plus en plus souple. Néanmoins la phrase de quatre mesures resta une unité de base qui pouvait se combiner avec d’autres unités d’une durée différente, et ce jusqu’à la fin des années 1950

Au niveau de la mélodie, une micro-structure importante du tango classique est la succession d’une phrase montante (comme une question, 4 mesures) et d’une phrase descendante (comme une réponse, 4 mesures). Écoutez les deux premières phrases d’El Choclo.

D’une manière plus globale, un tango est construit sur la structure musicale du rondo, c’est-à-dire une forme musicale, basée sur l’alternance entre une partie répétée et des épisodes en contraste avec elle (ce contraste est essentiel). Schématiquement, un rondo se représente ainsi ː

A B A C A D A coda

Née en France au xviie siècle, cette forme est présente dans la musique classique (quatrième mouvement de la Petite Musique de Nuit de Mozart, troisième de la sonate Clair de Lune de Beethoven, finale du quatuor La Jeune Fille et la Mort de Shubert, ouverture de Carmen de Bizet) et on y reconnaît celle d’une chanson avec ses couplets et son refrain. D’une durée réduite et destinés à être dansés et/ou chantés, les tangos classiques sont des rondos simples, généralement de forme ABABB, ABABA ou ABACA. C’est pourquoi parfois à la fin du deuxième A, surtout si elle est assez marquée, les danseurs peuvent croire que c’est fini et s’arrêtent (qui ne s’y est jamais laissé prendre ?). Le petit film suivant vous montre comment est construit El Choclo.

Vous aurez remarqué que B et C comportent eux-mêmes plusieurs moments.

Bien sûr ce ne serait pas intéressant si c’était toujours aussi simple. Steve Morrall de Tango.uk.com nous donne deux exemples du contraire.

 

 

Certains tangos peuvent être tout à fait atypiques, voire irréguliers (Malena, Gallo ciego, Ojos negros). De même les musiciens ont une certaine liberté par rapport à la structure de départ. Ainsi Eduardo Arolas compose Derecho viejo en le structurant de manière classique ABACA ; Juan d’Arienzo conserve la structure ; mais Osvaldo Pugliese la réduit à ABCA. « De même, dans les arrangements, les extensions des sections peuvent varier et des introductions, interludes ou codas peuvent aussi être ajoutés. » (Andrea Marsili)

On dit par ailleurs que le tango privilégie la mélodie par rapport au rythme. En fait il existe deux types de tangos : rythmique (pensez à Juan d’Arienzo) et mélodique (voyez du côté de Carlos di Sarli). Tous les morceaux présentent des sections qui appartiennent à l’une ou l’autre catégorie, et c’est le premier thème exposé qui définit le type du tango en question. Plus précisément on relève quatre types de phrases dans un tango :

  • phrases rythmiques
  • phrases mélodiques
  • descanso musical (bridge, pont) : courte formule rythmique ou mélodique qui clôt une phrase et fait le lien avec la suivante.
  • contre-chant : mélodie secondaire qui accompagne en contrepoint le chant principal (CNRTL)

Elles constituent des couches qui se succèdent et/ou se superposent.

 

Tentons une synthèse en cherchant la structure, dans le tableau ci-dessous, un tango de Francisco Lomuto, Dimelo al Oido, plus complexe qu’il n’en a l’air (merci à Pablo et Anne de Tango-Space pour leur gentillesse et la richesse de leurs webinaires, c'est en suivant leur méthode que j'ai réalisé cette analyse).

Dimelo al Oido

 

Tableau d'analyse du tango Dimelo al oido de FranciscoLomuto

 


 

Rythme

 

Le tango est une musique profondément binaire, en dos, marquée par une forte différence d’accentuation entre temps forts et temps faibles. Les premiers tangos avaient une mesure en 2/4 mais dès les années 20, (même si nominalement la mesure reste en 2/4), les quatre temps s’imposent, d'abord en 4/8 (Gallo ciego d’Agustín Bardi et Comme il faut d’Arolas, deux morceaux composés en 1917), puis en 4/4 (La Cachila d’Arolas en 1921 et Recuerdo de Pugliese en 1925). Chaque danseur ressent cette pulsation binaire comme un  battement fort, régulier et permanent, sur lequel il pose ses pas. Notons que, contrairement à la musique classique où les temps forts sont le 2 et le 4, dans le tango comme dans le jazz c’est le 1 et le 3 qui sont accentués.

Pour être plus précis, il existe deux sortes d’accompagnements dans la musique de tango. La première est le marcato, profondément binaire, en deux versions, en dos (1 et 3 accentués) ou en cuatro (4 temps accentués), dont il a déjà été question plus haut.

El Choclo

La seconde forme d’accompagnement est la syncope, dont il sera question plus bas. Les variations sont plus nombreuses et c’est donc une forme plus libre.

Mais, comme nombre de musiques populaires, le tango intègre un rythme ternaire dans ce tempo binaire. C’est ce qui dans le jazz donne le swing, et permet la danse. La manière dont le tango procède pour sortir de la rigidité du tempo binaire met en jeu plusieurs processus : souvent les accents sont répartis de manière complexe au sein du tempo. Ils peuvent aussi fluctuer (rallentando, ritenuto, accelerando), voire changer, au sein du même morceau. D’autres procédés incluent les effets sonores instrumentaux (voir la page Les instruments). Il serait impossible et vain de faire la liste de toutes ces techniques, qui créent la pulsation propre au tango. L’arrastre, la syncope et le contretemps sont importants dans cet esprit et nous allons nous y arrêter.

Le contretemps joue un rôle essentiel dans le tango. « Dans la musique, on appelle contretemps une note attaquée sur un temps faible, et suivie d’un temps fort occupé par un silence. Par exemple, dans une mesure à 4/4, une noire placée sur le deuxième temps est un contretemps si celle-ci est suivie d’un silence — le deuxième temps d’un 4/4 est un temps faible ; le troisième, un temps fort. Le contretemps peut également s’articuler, non plus sur un temps faible suivi d’un temps fort, mais sur une partie faible de temps suivie d’une partie forte. Par exemple, dans une mesure à 4/4, une croche placée sur la deuxième partie d’un temps quelconque est également un contretemps si celle-ci est suivie d’un silence. Le contretemps — tout comme la syncope — est perçu par l’auditeur comme un déplacement de l’accent attendu. Il peut être considéré comme un élément rythmique en conflit avec la mesure. » (Wikipedia) On a alors une mesure avec contretemps ainsi marqué : 1, 2 & 3, 4, & représentant le contretemps en question. Un tango d’Astor Piazzola porte ce nom, A Contratiempo.

La syncope est également fondamentale à ce niveau. Il s’agit d’une note attaquée sur un temps faible et prolongée sur le temps fort suivant, nouvelle forme de conflit/arrangement entre la mesure binaire et le rythme ternaire.

Contrairement aux deux précédents, l’arrastre appartient en propre au tango. C’est l’accentuation d’un temps faible suivi d’un glissando vers le temps fort suivant. Natalia et Agustín nous font cadeau d’une explication simple de l’arrastre dans la vidéo suivante.

 

partition d’arrastre

Le coup de langue est une autre forme caractéristique qui bouscule le tempo. L’introduction de Soniada de Damián Bolotín est une véritable anthologie de cette technique au violon.

 


 

Fraseo/Rubato

 

Il est difficile de saisir précisément la notion de phrasé en musique. Dans son Harvard Dictionary of Music, Willi Apel définit le phrasé comme « l’interprétation claire et significative de la musique (essentiellement les mélodies), comparable à une lecture intelligente de la poésie. Le principal (mais pas le seul) moyen utilisé pour atteindre ce but est le découpage de la ligne mélodique continue en séries d’unités plus petites variant en longueur d’un groupe de mesures à une note isolée. »

Le moyen particulier du fraseo de tango est le rubato. De l’italien tempo rubato (temps dérobé, escamoté) cette technique « consiste à décaler légèrement le rythme de la mélodie, en retardant certaines notes, en en précipitant d’autres, tandis que l’accompagnement demeure strictement mesuré » (Dictionnaire passionné du tango), de sorte que chaque temps dérobé est rendu ailleurs. Le rubato est donc le fait des solistes, chanteurs ou non. Il peut être le fait de l’orchestre tout entier mais il est bien sûr alors écrit et non improvisé (chez Pugliese en particulier).

Pour donner un exemple, voici les deux premières mesures de la partition de Malena (Homero Manzi/Lucio Demare).

 

Si vous cliquez sur l’image, vous entendrez, après la petite introduction instrumentale, ce qu’en fait Roberto Goyeneche. Dans la première mesure il allonge la syllabe can après avoir précipité le Ma alors que les deux notes sont écrites égales. Dans la seconde il insiste sur le tan et avale presque le go alors que la partition le marque comme allongé d’une double croche par une liaison. Pendant ce temps le bandonéon, lui, marque les temps à la manière d’un métronome.

Dans le tango le rubato a une triple valeur.

C’est un des moyens traditionnels de l’expressivité et de la liberté de l’interprète. Il apparaît avec Gardel. Dans les enregistrements qui précèdent les chanteurs donnent à entendre ce qui est écrit sur la partition, ni plus ni moins, sans prendre aucune liberté. À partir de Carlos Gardel les chanteurs et solistes se donnent la licence d’improviser dans leur interprétation.

D’un autre point de vue le rubato permet de calquer le chant sur le phrasé de la parole portègne. Là encore c’est Gardel qui innove. Fabián Russo affirme qu’« en mettant de l’emphase dans le texte mais sans modifier [la hauteur des] notes, Gardel commence à chanter les paroles telles qu’elles sont dans le parler. […] Ceci produit un changement de valeur, non de hauteur, dans les notes de la mélodie, changement qui génère un phrasé spontané. »

À un troisième niveau le rubato fait également partie des méthodes destinées à introduire du ternaire dans le binaire. Nous sommes ici aux marges de la polyrythmie, ou plutôt dans une sorte de polyrythmie improvisée, qui consiste à superposer plusieurs rythmes d’accentuations différentes.

 


 

Orchestration

 

Le mode de jeu du tango est en partie polyphonique, et réparti de manière égale entre les groupes instrumentaux, si bien que les instruments se relaient dans leur fonction d’instrument rythmique ou d’instrument mélodique portant le thème et/ou le contre-chant. Elle diffère beaucoup selon les orchestres : Rodolfo Biagi met le piano en avant, alors que Carlos di Sarli place les violons au premier plan.

Grâce à Natalia et Agustín, vous aurez dans la vidéo suivante une idée visuelle du rôle de chaque instrument dans un tango (ici violon [vert], bandonéon [jaune], piano [rose] et violoncelle [bleu]). Ils ont interprété visuellement ainsi plusieurs morceaux, et c’est tout à fait passionnant et instructif.

 


 

Improvisation

 

À l’inverse du jazz, le tango, qui est dédié à la danse, n’est pas une musique où l’improvisation est centrale.

La liberté du musicien de tango de la guardia vieja se limite à une ligne de contrepoint mélodique qui se surajoute à la mélodie, ou à des ornements du type de ceux de la musique baroque. On appelle cela le jeu a la parilla (le nom de la grille sur laquelle cuit l’asado). On ne répète pas, on joue des standards, seuls sont indiqués quelques arrangements, la tonalité et la succession des accords. Cela constitue une certaine liberté, sans véritable improvisation.

Néanmoins les histoires abondent sur les capacités d'improvisateur de nombreux musiciens : Enrique Maciel (guitariste, 1897-1962), Juan Carlos Cobián, Julio de Caro, Ciriaco Ortiz, Elvino Vardaro, Leopoldo Federico,…

La révolution décaréenne abolira cela. Pour la guardia nueva, la musique doit être entièrement écrite. Ce principe dominera jusque dans les années 90, bien que certains musiciens comme Troilo, Pugliese ou Salgán laissent une place à l’improvisation. Les jeunes musiciens du tango nuevo recréeront avec plaisir le jeu a la parilla car il leur laisse plus de liberté d’expression et de possibilités de métissage musical.

 


 

Reconnaître les orchestres

 

Cela aide aussi à danser, car chaque orchestre a son style, ses accents particuliers.

Pablo Stafforini, sur son site Puro Compás, a intégré une vidéo sur les différents styles de conclusions (chan-chan, les deux derniers accords) de vingt orchestres.

Bien sûr ça ne permet pas de reconnaître tout de suite, mais si la tanda continue avec le même orchestre (ce qui est la norme), alors c’est bon pour les morceaux suivants. Mais en plus cela permet de bien terminer en marquant les temps finals du morceau. Et d’éviter de se faire piéger, par exemple par l’accord piano retardé de Tanturi.

Voici donc quelques indications plus utiles dès le début des morceaux.

 

Rodolfo Biagi

  • style épuré
  • souvent 4 accents très fortement marqués par mesure (marcato en 4)
  • contretemps extrêmes, souvent placés dans le descanso
  • mise en avant du piano brillant et dynamique dans les solos et les transitions

 

Miguel Caló

  • Chan-chan final en 4 temps
    1. accord
    2. pause (comme chez Tanturi)
    3. accord au piano
    4. note/accord léger au piano [piano Osmar Maderna]

 

Angel d’Agostino

  • Les morceaux commencent souvent au piano.

 

Juan d’Arienzo

  • tempo rapide et nerveux qui ne ralentit jamais
  • le plus souvent 4 accents forts par mesure
  • brillance du piano
  • Les violons jouent fréquemment staccato.
  • les solos de violon, très simples, sont surnommés ironiquement “la vaca” (la vache) car ils sont supposés rappeler un mugissement.
  • les passages mélodiques sont  très courts
  • il ne laisse aucune liberté à ses chanteurs, leur interdit le rubato, ils doivent chanter d’une manière très rythmique
  • la dernière séquence de ses morceaux est souvent construite à partir de la formule suivante : solo de piano - solo de violon - vive variation au bandonéon
  • final fortissimo

 

Carlos di Sarli

  • marcato en dos (accent sur 1 et 3)
  • les phrases rythmiques et mélodiques sont exactement identiques
  • cloches au piano dans les aigus (écoutez Organito de la tarde) ou les graves
  • violons au premier plan (lyrisme), bandonéons au second, y compris dans le staccato.
  • violons et bandonéons jouant la mélodie à l’unisson (tutti)
  • très peu de solos, les violons jouent tous ensemble
  • pas de variation (sauf dans El Choclo)
  • chanteurs très “romantiques” (Roberto Rufino, Alberto Podestá)
  • final : premier accord avec tout l’orchestre, second plus faible au piano

 

Edgardo Donato

  • un accordéon dans la ligne des bandonéons

 

Osvaldo Fresedo

  • instruments inhabituels : harpe, vibraphone, batterie
  • style langoureux et romantique (violons et mélodie au premier plan)
  • tempo lent
  • peu de solos, c’est l’ensemble instrumental qui compte

 

Osvaldo Pugliese

  • richesse et complexité, changements brusques à tous les niveaux (intention, tempo, etc.)
  • accent avec arrastre
  • Yumba (prononcé shouum-ba”) : les trois instruments rythmiques jouent le temps fort avec un léger décalage, ce qui le renforce
  • usage fort du rubato
  • effet de “vomito” : tous les bandonéons sont entièrement ouverts d’un seul coup (La Rayuela à 0:05)
  • nombreux solos
  • au violon succession solo-tutti-solo
  • final avec tout l’orchestre, dernier accord plus faible et un peu en retard

 

Ricardo Tanturi

  • style simple, calme, bien marqué
  • usage systématique de la syncope
  • final avec le dernier accord de piano en retard
  • “vaca” au violon comme chez d’Arienzo

 

Aníbal Troilo

  • souvent trois couches superposées (rythmique, mélodique, contre-chant)
  • les limites entre les passages rythmiques et mélodiques ne sont pas aussi claires que chez les autres, ils se chevauchent souvent
  • fréquents solos de bandonéon/piano/violon
  • les descansos sont le plus souvent au bandonéon
  • La prépondérance est donnée au chanteur

 

 

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