L’écrivain Ernesto Sábato qui cite cette phrase d’un grand poète du tango y trouve la structure du chapitre qu’il consacre aux paroles des chansons. Nous suivrons son exemple en l’étendant à d’autres domaines. Cette page doit aussi beaucoup à Juan Carlos Cáceres et à son Tango Negro. Toutes les traductions sont de Michel Balmont.
Certains disent qu’ils dansent sur les paroles autant que sur la musique. C’est sans doute très minoritaire, surtout en France, en Finlande ou au Japon, et dans les autres pays non hispanophones. Mais il n’empêche que comprendre les paroles et leur intention ne peut nuire.
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Différents lieux
La campagne
De nombreux tangos intègrent des personnages et des situations du monde rural, paysan.
Yo soy la morocha,
la más agraciada,
la más renombrada
de esta población.
Soy la que al paisano
muy de madrugada
brinda un cimarrón.
Yo, con dulce acento,
junto a mi ranchito,
canto un estilito
con tierna pasión,
mientras que mi dueño
sale al trotecito
en su redomón.
(Ángel Villoldo)
Fogón de huella
Al costado del camino
y en larga fila apretada,
las carretas se han dormido
bajo una luna plateada.
Los bueyes muerden despacio
un campo verdoso y lacio…
Y alrededor de un fogón,
mate, guitarra y canción…
(Yaraví)
Je suis la brune
La plus avenante,
La plus célébrée
De ce village,
Celle qui apporte
Au paysan son maté
Au tout petit jour.
Moi, de ma douce voix,
Près de mon petit ranch,
Je chante ma chanson
Avec une tendre passion,
Pendant que mon maître
Sort au petit trot
Sur son cheval.
Foyer de route
À côté du chemin
Et en longue file serrée
Les charrettes se sont endormies
Sous la lune d’argent.
Les bœufs dévorent lentement
Le champ verdâtre et fané…
Et autour d’un feu
Maté, guitare et chanson.
La banlieue (las orillas)
Sábato évoque la présence dans nombre de tangos du « trouble horizon de conventillos, de bals et de bistrots » où la campagne se mêle aux lieux bâtis.
Viejo rincón de mis primeros tangos,
donde ella me batió que me quería;
guarida de cien noches de fandango
que en mi memoria viven todavía…
¡Oh, callejón de turbios caferatas
que fueron taitas del mandolión!
¿Dónde estará mi garçonniere de lata,
testigo de mi amor y su traición?
(Roberto Lino Cayol)
Farolito viejo
Farolito viejo del barrio malevo,
broncea la esquina con pálida luz;
alumbró el reparto después del laburo
y ha sido en la noche también batitú…
[…] Y cuando los tiras a su hombre encanaron
lloraba en sus ojos la luz del farol;
después, una piedra rompió los cristales
bajando al suburbio feroz maldición.
(José Eneas Riu)
Vieille encoignure de mes premiers tangos
Où elle me déclarait son amour ;
Antre de mille nuits de folie
Qui dans ma mémoire sont encore vivantes.
Ô ruelle aux glauques cafés
Qui furent les rois du bandonéon !
Où est ma chambrette minable
Qui fut témoin de mon amour et de sa trahison.
Vieille lanterne
Vieille lanterne du quartier dangereux,
Bronze le coin de rue de la lumière pâle.
Elle a éclairé la répartition des gains après le boulot
Et cette nuit fut aussi celle de la dénonciation…
[…]Et quand les flics ont empaumé son mec
La lumière de la lanterne pleurait de tous ses yeux ;
Puis une pierre brisa les vitres
et fit descendre sur le quartier une malédiction féroce.
La ville
D’autres poètes préfèrent évoquer la vie urbaine, ses rues, son mode de vie, ses personnages typiques.
San Juan y Boedo antiguo y todo el cielo,
Pompeya y, más allá, la inundación,
tu melena de novia en el recuerdo,
y tu nombre flotando en el adiós…
La esquina del herrero, barro y pampa,
tu casa, tu vereda y el zanjón
y un perfume de yuyos y de alfalfa
que me llena de nuevo el corazón.
(Homero Manzi)
A Media Luz
Corrientes 3, 4, 8, segundo piso, ascensor.
No hay porteros ni vecinos.
Adentro, cocktail y amor.
Pisito que puso Maple:
piano, estera y velador,
un telefón que contesta,
una victrola que llora
viejos tangos de mi flor
y un gato de porcelana
pa’ que no maulle al amor.
(Carlos Lenzi)
San Juan, le vieux Boedo et tout le ciel,
Pompeya et, au-delà, l’inondation,
Ta longue chevelure dans mon souvenir
Et ton nom flottant dans l’adieu…
Le coin du ferronnier, boue et plaine,
Ta maison, ton trottoir et le caniveau,
Et un parfum d’herbe et de luzerne
Qui emplit à nouveau mon cœur.
Dans la pénombre
Corrientes 348, deuxième étage, ascenseur,
Il n’y a ni concierges ni voisins,
À l’intérieur, cocktail, amour.
Petit appart modern style :
Piano, natte et veilleuse,
Un téléphone qui répond,
Un gramophone qui pleure
Les vieux tangos de ma jeunesse,
Et un chat, en porcelaine
Pour qu’il ne miaule pas à l’amour.
A Media Luz raconte les maisons de rendez-vous interlopes mais assez classe, où l’on vient pour s’aimer et consommer champagne et stupéfiants. Le titre évoque la pénombre du lieu mais aussi l’espace réduit qui sépare deux corps qui dansent le tango ou s’aiment.
Différents langages
Rural
Certaines paroles de tango sont marquées par une syntaxe et des tours paysans.
Arrímese al fogón, viejita, aquí a mi lado
y ensille un cimarrón para que dure largo;
atráquele esa astilla, que el fuego se ha apagado,
revuelva aquellas brasas y cebe bien amargo;
alcance esa guitarra de cuerdas empolvadas,
que tantas veces ella besó su diapasón,
y arránquele esa cinta, donde la desalmada bordó,
con sus engaños, mi gaucho corazón.
(Julio Navarrine)
Cruz de palo
Juntito al arroyo, besao por los sauces
y poblao de flores, de esmalte y de luz,
sin letras, crespones ni nombres tallados
se alzan junto a un sauce dos palos en cruz.
Una sepultura que “entuavía” el cardo
no pudo cercarla, y en donde el “chus-chus”
de alguna lechuza se escucha, agorera,
sobre la cimera de esa vieja cruz.
(Enrique Cadícamo)
Viens près du foyer, ma vieille, là à mes côtés
Et fais-moi un maté qui dure longtemps ;
Le feu s’éteint, jette-lui ce morceau de bois,
Retourne ces braises et arrose l’infusion.
Attrape cette guitare aux cordes poussiéreuses
Dont elle a si souvent embrassé le diapason,
Et arrache-lui ce ruban dont cette sans-cœur a brodé
De ses tromperies mon cœur de gaucho.
Deux poteaux en croix
Tout à côté du ruisseau, embrassé par les saules,
Et peuplé de fleurs, d’éclats et de lumière,
Sans lettres, crêpes ou noms gravés,
Sont dressés près d’un saule deux poteaux en croix.
Une sépulture entourée de chardons,
Je n’ai pu l’approcher, et où le “hou-hou”
D’une chouette, oiseau de malheur, retentit,
Au sommet de cette vieille croix.
Populaire
« Le parler banlieusard relève d’une invention particulière ; toujours graphique, exact dans l’allusion ; métaphorique et onomatopéique, toujours insolent dans l’ironie, innovant car le banlieusard ne cesse de renouveler son langage. » (Vicente Rossi)
Decí, por Dios, ¿qué me has dao,
que estoy tan cambiao,
no sé más quien soy?
El malevaje extrañao,
me mira sin comprender…
Me ve perdiendo el cartel
de guapo que ayer
brillaba en la acción…
¿No ves que estoy embretao,
vencido y maniao
en tu corazón?
(Enrique Santos Discépolo)
Mon Dieu, qu’est-ce que tu m’as fait
Que je sois si changé !…
Je ne sais plus qui je suis
Ceux de la bande sidérés
Me regardent sans comprendre.
Je perds mon prestige
De voyou qui hier encore
Brillait dans l’action…
Tu ne vois pas que je suis en tôle
Dans ton cœur
Vaincu et cinglé.
Argotique (lunfardo)
L’argot est un vocabulaire inventé par la pègre pour communiquer en dissimulant ses intentions. Mais, comme dans toutes les langues, le langage populaire tend à intégrer peu à peu des termes argotiques, et le lunfardo doit en inventer de nouveaux ; ainsi la limite entre les deux ne cesse d’évoluer.
À l’origine leterme argotique lunfa signifie voleur. D’après Edmundo Rivero, le mot vient de lumbardo, les Lombards ayant une réputation de voleurs, sans doute du point de vue des Napolitains qui peuplèrent Buenos aires. Ainsi, comme le louchebem français du début du xxe siècle est celui des bouchers, le lunfardo est l’argot des voleurs. À partir d’une base de langage indigène (criollo), noir (quilombo, capanga) et campagnard (gaucho), il emprunte la moitié de ses mots, au moins, à diverses langues étrangères et dialectes. Beaucoup d’entre eux sont bien sûr de filiation italienne (langue courante, mais aussi dialectes et argots divers), mais nombreux sont aussi de naissance gitane (gil, parné), espagnole (runfla, taita), française (apache, bistró). Sans oublier l’anglais (naife), le portugais brésilien, et l’usage du verlan ou vesre (verlan de revés, autre exemple : gotán pour tango).
Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que le lunfardo est l’idiome naturel du tango. Cela est très exagéré. Certes 60 % des tangos comportent au moins un terme argotique. Mais les paroles n’utilisent qu’une petite partie du lunfardo réel, environ 10 % sur l’ensemble du répertoire. Son usage semble d’ailleurs diminuer lentement à partir des années 20, au fur et à mesure que le tango se diffuse dans toute la société et dans le monde entier. La dictature militaire qui se met en place à la fin de la seconde guerre mondiale va jusqu’à censurer le lunfardo.
Recordaba aquellas horas de garufa
cuando minga de laburo se pasaba,
meta punguia, al codillo escolaseaba
y en los burros se ligaba un metejón;
cuando no era tan junao por los tiras,
la lanceaba sin tener el manyamiento,
una mina le solfeaba todo el vento
y jugó con su pasión.
(Alfredo Marino)
Il se souvient de ces soirs de bringue
Quand au grand jamais fallait bosser,
Juste taper le carton, chourer
Et paumer son blé sur des canassons ;
Il carottait complètement inconnu,
Vu qu’les flics l’avaient pas tapissé,
Et une nana le soulageait de tout son blé
En faisant joujou avec sa passion.
Soutenu
Une autre tendance du tango, même si elle n’est pas tellement fréquente, est l’utilisation du langage relevé. Les auteurs l’utilisent afin de prêter au genre un souffle poétique plus élevé, en accord avec le fait que le monde des compadritos et des bastringues est devenu, dans la ville comme dans les chansons, un souvenir lointain qui appartient à un passé révolu.
Yo adivino el parpadeo
de las luces que a lo lejos,
van marcando mi retorno.
Son las mismas que alumbraron,
con sus pálidos reflejos,
hondas horas de dolor.
Y aunque no quise el regreso,
siempre se vuelve al primer amor.
(Alfredo Le Pera)
La Última Curda
Cerrame el ventanal
que arrastra el sol
su lento caracol
de sueño,
¿no ves que vengo de un país
que está de olvido,
siempre gris,
tras el alcohol
(Cátulo Castillo)
Je devine déjà le clignotement
Des lumières qui au loin
Marquent mon retour.
Ce sont les mêmes qui ont éclairé
De leurs pâles reflets
Les heures profondes de ma douleur.
Et bien que je n’aie pas désiré ce retour
On revient toujours à son premier amour.
La Dernière Cuite
Ferme cette croisée,
Car le soleil brûle
Sa lente spirale
De rêve…
Ne vois-tu pas que je viens d’un pays
Qui est d’oubli,
Gris pour toujours
Au travers de l’alcool ?
Différentes thématiques
L’échec amoureux
Beaucoup de chansons portègnes hésitent entre la bluette et le drame, mais quand amour rime avec tango, eh bien, ça finit toujours mal. Le tango se situe toujours au moment où l’amour est mort, où le couple est obsolète. Peu de colères ou de vengeances, le ton est à l’amertume. Notons que c’est toujours la femme qui trahit et s’en va ; non que les hommes ne trompent pas mais de leur point de vue sexiste, cela ne compte pas.
Tibio está el pañuelo, todavía,
que tu adiós me repetía
desde el muelle de las sombras.
Tibio, como en la tarde muere el sol,
mi sol de nieve, sin esperanza y sin alondras.
Tibio guardo el beso que dejaste
en mis labios al marcharte
porque aún no te olvidé.
(Héctor Marcó)
Tu corazón
¡Tu corazón!
es el incendio, donde yo,
quemé mi vida y mi ilusión,
¡pues eres llama en mi fragor!
Corazón, tu corazón
que puede más que yo,
que puede más que Dios,
que vence a mi razón
que va donde tú vas,
para qué ya negar,
¡si todo está en tu corazón!
(Enrique Soriano)
Tiède est le mouchoir, encore,
Qui me répétait ton adieu
Depuis le quai des ombres.
Tiède comme au soir meurt le soleil,
Mon soleil glacé, sans espoir et sans alouette.
Tiède demeure le baiser que tu as laissé
Sur mes lèvres à ton départ
Puisque je n’ai pu t’oublier.
Ton cœur
Ton cœur !
Est un incendie, où moi
J’ai consumé ma vie et mon illusion
Car tu es flamme dans mon fracas !
Ce cœur, ton cœur
Est plus puissant que moi,
Est plus puissant que Dieu,
Il vainc ma raison
Qui va où tu vas,
À quoi sert de nier
Puisque tout est dans ton cœur !
Virilité et faiblesse masculine
Dans le monde où naît le tango, l’homme doit être un macho sans faiblesse qui dissimule ses sentiments. Paradoxalement les paroles des morceaux lui en donnent l’autorisation, il peut y montrer son intériorité et la profondeur de sa souffrance.
À titre d’exemple, citons Mano a mano (Celedonio Flores), Malevaje, Uno et Esta noche me emborracho (Enrique Santos Discépolo), Nostalgia (Enrique Cadícamo), Amargura (Alfredo Le Pera).
Angustia
Llora, llora corazón,
llora si tienes por qué,
que no es delito en el hombre,
llorar por una mujer,
(Horacio Pettorossi)
Angoisse
Pleure, pleure, mon cœur,
Pleure puisque tu as de quoi,
Car ce n’est pas une faute pour un homme
De pleurer à cause d’une femme.
La déchéance de la femme, physique, sociale ou morale
L’image de la femme dans le tango est assez binaire : la femme qui n’abandonne pas l’homme qui l’aime subit une déchéance d’un ordre ou d’un autre. La femme est soit une victime, soit une traîtresse (elle peut éventuellement être les deux). D’après Jorge Luis Borges, « [Gardel] se servit des paroles du tango et les transforma en une brève scène dramatique, une scène où, par exemple, un homme abandonné par une femme se plaint, et où – c’est l’un des thèmes les plus tristes du tango – la déchéance physique ou morale d’une femme est évoquée. »
Han pasao diez años que zarpó de Francia.
Mamuasel Ivonne hoy sólo es Madam,
la que al ver que todo quedó en la distancia,
con ojos muy tristes bebe su champán…
Ya no es la papusa del Barrio Latino,
ya no es la mistonga florcita de lis…
ya nada le queda… ni aquel argentino
que entre tango y mate la alzó de París.
(Enrique Cadícamo)
Ça fait dix ans qu’elle a quitté la France,
Mlle Yvonne aujourd’hui est une simple Madame.
Celle qui voit que sa vie est restée au loin
Et, les yeux si tristes, boit son champagne…
Elle n’est plus la belle du Quartier Latin,
Elle n’est plus la mignonne fleur de lys…
Il ne lui reste plus rien,… pas même cet Argentin
Qui, entre tango et mate, la vola à Paris.
Le quartier, l’arrabal
De nombreux tangos prennent l’arrabal comme thème : Mi Buenos Aires querido (Alfredo Le Pera), Cafetín de Buenos Aires (Enrique Santos Discépolo), Barrio de tango (Cátulo Castillo), Balada para un loco (Horacio Ferrer), Sur (Homero Manzi).
Arrabal amargo,
Con ella a mi lado,
No vi tus tristezas
Tu barro y miserias.
(Alfredo Le Pera)
Nocturno a mi barrio
Alguien dijo una vez
Que yo me fui de mi barrio,
¿Cuando? …¿pero cuando?
¡Si siempre estoy llegando!
Y si una vez me olvidé,
Las estrellas de la esquina de la casa de mi vieja
Titilando como si fueran manos amigas,
Me dijeron: Gordo, gordo, quedáte aquí,
Quedáte aquí.
(Aníbal Troilo)
Arrabal amer
Avec elle à mes côtés
Je n’ai pas vu tes tristesses
Ta boue ni tes misères.
Nocturne à mon quartier
Quelqu’un a dit un jour
Que j’ai quitté mon quartier,
Quand ? Mais quand ?
Puisque je ne cesse d’y arriver !
Et si un jour j’ai oublié,
Les étoiles du coin de la maison de ma vieille,
Clignotant comme si c’était des mains amies,
M’ont dit : Gros, gros, reste ici,
Reste ici.
Le monde de la nuit
Proxénètes, gangsters, prostituées, jeunes bourgeois qui s’encanaillent, etc. n’ont pas seulement été une thématique du genre. Ils ont été ceux par qui le tango a été créé et diffusé. Ils sont donc à double titre présents dans les paroles du tango.
Cuando sales por la madrugada,
Milonguita, de aquel cabaret,
toda tu alma temblando de frío
dices: ¡Ay, si pudiera querer!…
Y entre el vino y el último tango
p’al cotorro te saca un bacán…
¡Ay, qué sola, Estercita, te sientes!
Si llorás… ¡dicen que es el champán!
(Samuel Linnig)
Dame la Lata
Que vida más arrastrada
la del pobre canfinflero,
el lunes cobra las latas,
el martes anda fulero.
Dame la lata que has escondido,
Que te pensás, bagayo,
que yo soy filo?
Dame la lata
y a laburar!
Si no la linda biaba
te vas a ligar.
(Juan Peréz)
Quand tu sors au petit jour,
Entraîneuse, de ce cabaret,
Toute ton âme tremblant de froid,
tu dis : Ah si je pouvais aimer !
Et entre le vin et le dernier tango,
Un rupin t’emmène dans sa garçonnière…
Ah ! Que tu te sens seule, petite Esther !
Si tu pleures… on dit que c’est le champagne !
Donne-moi le jeton
Quelle vie horrible
Que celle du pauvre maquereau
Le lundi, il relève les compteurs
Et le mardi, il a plus un rond.
Donne-moi le jeton que t’as planqué !
Qu’est-ce que tu crois, mocheté,
Que j’les fabrique, les biftons ?
Donne-moi le jeton
Et au boulot !
Sinon la belle raclée,
Que tu vas t’ramasser !
Le passage du temps
Pratiquement tous les tangos contiennent au moins un allusion mélancolique au passage du temps et à son effet destructeur sur les relations humaines, les choses, les êtres et la vie elle-même.
Parmi tant d’autres, citons Volver (Alfredo Le Pera), Caminito (Coria Peñaloza), El Corazón al Sur (Eladia Blázquez), Tinta roja (Cátulo Castillo).
¿Dónde estará mi arrabal?
¿Quién se robó mi niñez?
¿En qué rincón, luna mía,
volcás como entonces
tu clara alegría?
Veredas que yo pisé,
malevos que ya no son,
bajo tu cielo de raso
trasnocha un pedazo
de mi corazón.
(Cátulo Castillo)
Où peut être mon quartier ?
Qui a dérobé ma jeunesse ?
Dans quel coin, ma lune,
Verses-tu comme alors
Ta claire allégresse ?
Trottoirs que j’ai foulés
Voyous qui ne sont plus,
Sous ton ciel de satin
Un morceau de mon cœur
Attend l’aurore.
L’angoisse existentielle
Uno busca lleno de esperanzas
el camino que los sueños
prometieron a sus ansias…
Sabe que la lucha es cruel
y es mucha, pero lucha y se desangra
por la fe que lo empecina…
Uno va arrastrándose entre espinas
y en su afán de dar su amor,
sufre y se destroza hasta entender:
que uno se ha quedao sin corazón…
Precio de castigo que uno entrega
por un beso que no llega
a un amor que lo engañó…
¡Vacío ya de amar y de llorar
tanta traición!
(Enrique Santos Discépolo)
El miedo de vivir
El miedo de vivir
es el señor y dueño
de muchos miedos más,
voraces y pequeños,
en una angustia sorda
que brota sin razón,
y crece muchas veces
ahogando el corazón.
¡El miedo de vivir
es una valentía!
Queriéndose asumir
en cada nuevo día,
es tuyo y es tan mío
que sangra en el latir
igual que un desafío
el miedo de vivir.
(Eladia Blázquez)
Chacun cherche, plein d’espérance,
Le chemin que les songes
Ont promis à ses désirs…
Il sait que la lutte est cruelle,
Permanente, mais il lutte jusqu’au sang
Obstiné dans son espérance…
Chacun se traîne parmi les épines
Et dans l’effort de donner son amour
Souffre et se détruit jusqu’à comprendre
Qu’il se retrouve sans cœur…
C’est le prix du châtiment qu’on offre
Pour un baiser qui ne vient pas
Et un amour qui l’a trompé…
Qu’il est vain d’aimer et de pleurer
Une telle trahison !
La Peur de vivre
La peur de vivre
Est le seigneur et maître
De tant d’autres peurs
Dévorantes et mesquines
En une angoisse sourde
Qui germe sans raison
Et croît tellemernt
Qu’elle étouffe le cœur.
La peur de vivre
Est une vaillance !
Vouloir assumer
Chaque nouveau jour,
C’est la tienne,
Et tellement la mienne
Que saigne au cœur qui bat,
Comme un défi,
La peur de vivre.
La critique sociale
Est mis en cause le plus souvent l’état de la société et non le pouvoir politique. Toutefois certains, plus rares, expiment une véritable conscience anarchiste.
Cambalache [voir ci-dessous dans le registre satirique] et Que vachaché (Enrique Santos Discépolo), ¿Dónde hay un mango, viejo Gómez? (Ivo Pelay), Chiquilín de Bachín (Horacio Ferrer).
Por seguir a mi conciencia
estoy bien en la palmera,
sin un mango en la cartera
y con fama de chabón.
Esta es la época moderna
donde triunfa el delincuente,
y el que quiere ser decente
es del tiempo de Colón.
(Mario Battistella)
Pan
¿Trabajar?… ¿En dónde?… Extender la mano
pidiendo al que pasa limosna, ¿por qué?
Recibir la afrenta de un ¡perdone, hermano!
Él, que es fuerte y tiene valor y altivez.
Se durmieron todos, cachó la barreta,
se puso la gorra resuelto a robar…
¡Un vidrio, unos gritos! ¡Auxilio!… ¡Carreras!…
Un hombre que llora y un cacho de pan…
(Celedonio Flores)
Guerra a la burguesia
Es un deber justo y leal
que el pueblo luche por la existencia
ya que el derecho a la vida
nos quita ese rival
Obreros tened consciencia
y guerra al dios capital
(anonyme)
Rage
Parce que j’obéis à ma conscience
Je me retrouve ruiné pour de bon,
Sans un radis dans la bourse
Et je passe pour un crétin.
Voilà l’époque moderne
Où triomphe le malfaisant,
Et celui qui veut être correct
Il date de Christophe Colomb.
Pain
Travailler ? Où ? Tendre la main
Et demander l’aumône au passant, pourquoi ?
Recevoir l’humiliation d’un “Pardon, frère !”,
Lui qui est fort, a du courage et de l’orgueil.
Tous endormis, il prit sa pince-monseigneur
Et se mit la casquette, pour aller voler…
Une vitre, des cris ! A l’aide !… Course poursuite !…
Un homme qui pleure et un morceau de pain.
Guerre à la bourgeoisie
C’est un devoir juste et loyal
Que le peuple lutte pour son existence
Puisque le droit à la vie,
Cet ennemi nous en prive.
Ouvriers, prenez conscience
Et guerre au dieu capital.
La présence des Noirs dans la société et dans la musique
Tu padre era rubio, borracho y malevo,
tu madre era negra con labios malvón.
Mulata naciste con ojos de cielo
y mota en el pelo de negro carbón.
Creciste entre el lodo de un barrio muy pobre,
cumpliste veinte años en un cabaret.
Y ahora te llaman moneda de cobre
porque vieja y triste muy poco valés.
(Horacio Sanguinetti)
Baile de los morenos
Baile de los morenos
tucu tutum bamba
Ya los negros se alborotan
el candombe comenzó
quiebra el negro sus caderas
al compas del milongón
(Gerónimo Yorio)
Ton père était un voyou roux et ivrogne,
Les lèvres de ta mère noire étaient de géranium.
Tu es née mulâtre aux yeux de ciel
et aux cheveux crépus couleur de charbon.
Tu as grandi dans la boue d’un quartier de misère,
Tu as eu tes vingt ans dans un cabaret.
Et aujourd’hui on te surnomme monnaie de cuivre
Parce que, vieille et triste, tu n’as plus de valeur.
Danse des peaux sombres
Danse des peaux sombres
Tucu tutum bamba
Déjà les Noirs commencent à bouger
Le candombe est parti
Le Noir se déhanche
Au rythme du milongón
Les auteurs de la Guardia Vieja rendent volontiers hommage aux guerres de l’Indépendance (Reconquista, Primera Junta, Independencia, Emancipación d’Alfredo Antonio Bevilacqua leurs batailles (Tucumán de José Luis Padula, Tacuarí de Juan « Pacho » Maglio, Chacabuco de Bevilacqua), leurs héros (El Sargento Cabral de Manuel Campoamor, et bien sûr San Martín), et plus globalement à la construction de la nation argentine (Sarmiento d’Augusto P. Berto) et à ses héraults, comme l’aviateur Jorge Newbery, à qui le guitariste Luciano Ríos a dédié un tango éponyme et Eduardo Arolas une valse (Tu Sueño).
De nombreux tangos parlent du tango lui-même. Nous en avons traduit plusieurs. Le tango parle souvent de lui-même évidemment sur le temps de la nostalgie. Avant c’était mieux, c’était des vrais hommes qui dansaient et ils savaient faire, avant il y avait du sentiment, etc.
Différents registres
Le registre littéraire d’un texte (on parle aussi de tonalité ou d’intention) est l’effet recherché par l’auteur et produit sur le lecteur. Voici les principaux représentés dans le tango.
Lyrique (les sentiments), élégiaque (la plainte) et pathétique (la souffrance)
Par le registre lyrique l’auteur fait part de ses états d’âme : regret, nostalgie, tristesse, joie etc. Il utilise le vocabulaire de l’affectivité, des sentiments, la première personne. Ce registre est très présent en poésie, et dans le tango bien sûr.
Volvió esa noche, nunca la olvido,
con la mirada triste y sin luz
y tuve miedo de aquel espectro
que fue locura en mi juventud.
Se fué en silencio, sin un reproche,
busqué un espejo y me quise mirar
habiá en mi frente tantos inviernos
que también ella tuvo piedad.
(Alfredo Le Pera)
Desde el Alma
Alma, si tanto te han herido
¿Por qué te niegas al olvido?
¿Por qué prefieres
llorar lo que has perdido
buscar lo que has querido
llamar lo que murió?
Vives inútilemente triste
y sé que nunca mereciste
pagar con penas
la culpa de ser buena,
tan buena como fuiste
por amor.
(Homero Manzi)
Elle revint ce soir-là, je ne l’oublierai jamais
Le regard triste et sans lumière
Et j’eus peur de ce spectre
Qui fut la folie de ma jeunesse
Elle s’en fut en silence, sans un reproche
J’ai cherché un miroir et j’ai voulu me regarder.
Il y avait sur mon front tant d’hivers
Qu’elle aussi a eu pitié.
Du Fond de l’âme
Mon âme si souvent blessée,
Pourquoi te refuses-tu l’oubli ?
Pourquoi préfères-tu
Pleurer ce que tu as perdu,
Chercher ce que tu as aimé,
Appeler ce qui est mort ?
Tu vis inutilement triste
Et je sais que tu n’as jamais mérité
Payer de chagrin
La faute d’être bonne,
Bonne comme tu le fus
Par amour.
Épique
Le registre épique est bien sûr caractéristique de l’épopée, mais on le trouve aussi dans toutes les formes littéraires… et dans les paroles de tango. Tout y est exagéré, démesuré, excessif. Les héros sont des êtres extraordinaires, qui accomplissent des actes hors du commun, ce qui suscite chez le lecteur un sentiment d’admiration et de fascination. Les compadres et compadritos des premiers tangos font l’objet d’un grandissement épique.
Calá, che, calá;
Siga el piano, che;
Dese cuenta usted
Y después dirá
Si con este taita
Podrán por el norte…
¡Calá, che, qué corte!
¡Calá, che, cala!
En el tango soy tan taura
Que, cuando hago un doble corte,
Corre la voz por el norte,
Si es que me encuentro en el sur.
(Ricardo Julio Podestá)
Regarde, mon gars, regarde !
Et suis au piano, mon gars !
Rendez-vous compte par vous-mêmes
Et ensuite vous direz
S’ils peuvent en faire autant,
Les gars du nord.
Regarde-moi ce corte, mon gars !
Regarde, mon gars, regarde !
Au tango je suis si costaud
Que quand je fais un double corte
La rumeur court déjà dans le nord
Alors que je suis encore dans le sud.
Réaliste
Une œuvre réaliste vise la représentation du réel sans embellissement, sans recherche de valorisation esthétique. Pour cela, elle peut utiliser un vocabulaire présentant la réalité quotidienne même dans ses aspects les plus laids ainsi que de nombreux termes concrets.
Se te embroca desde lejos,
pelandruna abacanada,
que has nacido en la miseria
de un cuartito de arrabal…
Porque hay algo que te vende,
yo no sé si es la mirada,
la manera de sentarte,
de mirar, de estar parada
o tu cuerpo acostumbrado
a las pilchas de percal.
(Celedonio Flores)
On te repère de loin,
Petite pauvresse embourgeoisée,
Née dans la misère
D’une chambre de faubourg…
Mais quelque chose te trahit,
Je ne sais pas si c’est ton regard,
La manière de t’asseoir,
De regarder, ton maintien
Ou ton corps habitué
Aux fringues de percale.
Comique
Le registre comique est destiné à provoquer le rire ou le sourire chez le lecteur, le spectateur.
Era un bondi de línea requemada
con guarda batidor cara de rope.
Si no saltó cabrón por la mancada,
fue de chele nomás, de puro miope.
(Carlos de la Púa)
C’était un bus de malheur
Avec un contrôleur façon pitbull.
Si y s’est pas fait choper en flag,
Pur coup de pot : l’mec était total miro !
Satirique
Ces registres servent à dénoncer et ridiculiser par différents procédés les défauts d’un individu ou de la société.
Una ordenanza sobre la moral
decretó la dirección policial
y por la que el hombre se debe
abstener decir palabras dulces a una mujer.
Cuando una hermosa veamos venir
ni un piropo le podemos decir
y no habrámos que mirarla y callar
si apreciamos la libertad.
Caray!… No sé
por qué prohibir al hombre
que le diga un piropo a una mujer!
Chiton!… No hablar,
porque al que se propase
cincuenta le harán pagar!
(Ángel Villoldo)
Cambalache
Que el mundo fué y será una porqueria,
ya lo sé…
en el quinientos seis
y en el dos mil también;
pero que el siglo veinte es un despliegue
de maldad insolente
ya no hay quien lo niegue;
vivimos revolcaos en un merengue
y en un mismo lodo todos manoseaos.
Hoy resulta que es lo mismo
ser derecho que traidor,
ignorante, sabio, chorro,
generoso, estafador.
Todo es igual; nada es mejor;
lo mismo un burro que un gran profesor.
No hay aplazaos ni escalafón;
los inmorales nos han igualao.
(Enrique Santos Discépolo)
Par une ordonnance sur la morale
La direction de la police a décrété
Que l’homme doit désormais s’abstenir
D’adresser des mots doux à une femme.
Quand on voit venir une belle
On ne peut plus lui tourner un compliment.
Il faut juste la regarder et fermer sa gueule
Si on aime la liberté.
Ah la la !… Je ne sais pas
Pourquoi on interdit à l’homme
De faire un compliment à une femme !
Fais gaffe !… Ferme-la,
Parce que celui qui contrevient,
Ça va lui coûter cinquante balles !
Bazar
Que le monde fut et sera une porcherie,
Je le sais… ;
Depuis aussi longtemps qu’on veut
Et jusqu’au siècle prochain.[…]
Mais que le XXe siècle soit un déploiement
De mauvaiseté insolente,
Il n’y aura personne pour le nier ;
Nous vivons vautrés dans le chaos,
Et nous triturons tous la même boue.
Et donc c’est la même chose
D’être droit ou traître,
Ignorant, savant, voleur,
Généreux, escroc.
Tout se vaut, rien n’a de valeur,
Un âne vaut un grand professeur.
Il n’y a ni bas ni haut,
Les cyniques nous ont nivelés.
Tragique
Le registre tragique se caractérise par l’expression d’un enchaînement inéluctable conduisant à l’échec, voire à la mort. Il met en évidence la situation de victime d’un être face à des forces qui le dépassent : le destin, la fatalité etc. Dans le tango, ce registre se marie souvent à un certain sentimentalisme, mais après tout les aristocrates de la Cour de Louis XIV n’allaient-ils pas voir les tragédies de Racine pour pleurer à chaudes larmes.
Aquel viejito tuvo una hija
que era la gloria del arrabal.
[…]el rengo, que era su novio
y que en el corte no tuvo igual…
Supo con ella y en las milongas
con aquel tango reinar.
Pero vino un día un forastero bailarín,
buen mozo y peleador,
que en una milonga
compañera y pierna le quitó.
Desde entonces padre y novio
van buscando por el arrabal
la ingrata muchacha,
al compás de aquel tango fatal.
(José González Castillo)
Le petit vieux avait une fille
Qui était la gloire du faubourg.
Le bancal était son fiancé
Sur la piste il n’avait pas son égal…
Il sut avec elle et dans les milongas
Régner avec ce tango.
Mais un jour vint un danseur étranger,
Un bandit fort et bagarreur
Qui en une seule milonga
Lui ôta compagne et jambe.
Et depuis le père et le fiancé
Vont cherchant par tout le faubourg
L’ingrate jeune fille
Au rythme de ce tango fatal.
N. B. : suivant un modèle de réflexion bien français (un préjugé, un biais comme on dit aujourd’hui), qui classe Brassens d’un côté et Céline de l’autre, pour s’en tenir à deux noms, nous avons tendance à considérer que les écrivains et les auteurs de paroles de chansons ne sont pas les mêmes, appartiennent à deux mondes différents. Rien n’est plus faux autour du Río de la Plata. Pour ne citer que trois noms, Enrique Cadícamo est l’auteur de plusieurs livres et pièces de théâtre, Julio Cortázar (Medianoche Aquí, Veredas de Buenos Aires) et Jorge Luis Borges (Jacinto Chiclana) ont écrit des tangos. D’ailleurs de nombreuses nouvelles de ce dernier pourraient en être (La Intrusa, El Sur).